Sébastopol, un défi mémoriel pour la Russie contemporaine

Rattachée à l’Ukraine au moment de l’éclatement de l’Union Soviétique, la base navale de Sébastopol est aujourd’hui louée par la Russie aux termes d’un accord passé en 1994 et renouvelé en 2010, pour un bail courant jusqu’en 2042. Alors que la ville fait les gros titres de l’actualité depuis quelques jours, on peut s’interroger sur les motivations de la Russie à intervenir militairement en Crimée.

A l’époque soviétique, cette péninsule au cœur de la mer Noire faisait office de véritable arsenal face à la Turquie et à l’Alliance atlantique (carte 1). En cas de guerre, le contrôle de cette mer fermée devait être l’un des premiers objectifs à atteindre par le pacte de Varsovie afin de garantir la sécurité des côtes soviétiques et de permettre le ravitaillement des troupes qui fondraient sur le sud de l’Europe.

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Mais aujourd’hui, cette puissance militaire n’est plus qu’un lointain souvenir. Le rapport de force maritime actuel en mer Noire est largement en faveur des pays membres de l’OTAN (cf. graphique).
Les motivations de la Russie à intervenir en Crimée et à Sébastopol sont davantage liées à l’histoire de cette ville et de ce qu’elle représente dans l’imaginaire collectif russe qu’à des intérêts géostratégiques.

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Fondée en 1783 par l’impératrice Catherine II afin d’asseoir au sud la domination maritime russe face à l’empire ottoman, Sébastopol est une ville qui demeure bâtie autour de ses bases navales (carte 2), et qui incarne une certaine vision de l’héroïsme national.

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En 1853, ce port militaire intégra une première fois l’imaginaire patriotique lorsqu’une coalition franco-britannique l’assiégea trois ans durant. Entrée dans la légende grâce aux Récits de Sébastopol de Léon Tolstoï, la ville devint le symbole du sacrifice du peuple russe. Un siècle plus tard l’histoire bégaya, cette fois de manière bien plus terrible.

Assiégée pendant une année entière par les armées du IIIe Reich, Sébastopol fut rasée à 95% et donna lieu à l’une des batailles les plus terribles de la Seconde Guerre mondiale. Honorée du titre de « ville héros », le sacrifice de Sébastopol est aujourd’hui encore intensément célébré. La ville devint l’égale de Stalingrad ou de Leningrad et, preuve de ce qu’elle représentait désormais dans l’imaginaire collectif, Staline lui-même dut revenir sur sa décision de reconstruire la ville sur un plan d’aménagement nouveau. Sébastopol fut reconstruite à l’identique.

Dans ce véritable musée à ciel ouvert (carte 3), où les uniformes et drapeaux russes se rencontrent à chaque coin de rue, on se dit sébastopolitain avant de se dire russe ou ukrainien.

Pour les organisations anti-Maïdan qui dominent désormais le Conseil Municipal, Sébastopol demeure en effet l’incarnation d’une destinée commune à tous les peuples d’un empire désormais disparu, et dont la geste se raconte en russe. Bien plus que pour défendre des intérêts militaires, l’intervention russe doit être vue comme la volonté de Moscou de s’afficher en sauveur de cette mythologie impériale, dont se nourrit depuis plusieurs années la rhétorique poutinienne.

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